La sacro sainte Pole Position par Hervé Gantner

Certains la pensent inutile, certains la recherchent sans arrêt et d'autres ne peuvent qu'en rêver. Alors, est-ce que faire le meilleur temps des qualifications est une bonne chose? A chacun sa réponse, moi je ne l'ai pas.

Il y a encore quelques années, la Pole Position n'avait que peu de valeur dans le monde de la MotoGP. En Superbike, c'était tout l'inverse, la Superpole rendant le défi bien plus attrayant: Les 16 premiers s'élançaient sur une piste libre, un par un. Un tour, un pneu qualif, une seule chance d'aller chercher le Graal, pas de traffic, le rêve de tout pilote. Pour les spectateurs, les sponsors et les pilotes, la Superpole était un moment magique. Pourtant, le format semblait moins adapté à la télévision. On a donc créé un système plus vivant composé de deux qualifications qui sera repris et adapté quelques années après par la MotoGP.

Petit aparté, l'idée du boîtier unique qui a rendu les courses bien plus intéressantes venait aussi du Superbike, anglais cette fois.

Mais revenons à nos moutons rapides. Sous l'ère Rossi, la pole position n'était pas un but en soi, mais plutôt un bonus. Mais, lorsque la Dorna a compris que le produit du dimanche était au maximum de son rendement, on a cherché à améliorer les audiences du samedi. Simple business. Dès lors, on a donné plus d'importance à la pole et un petit sucre aux pilotes:

Une montre à celui qui fera la Pole, un classement annuel et une belle voiture à la clé.

Est-ce que ces gadgets poussent vraiment des pilotes millionnaires à risquer leur santé et leur saison? Pas sûr. Je pense que l'orgueil, le prestige et le jeu mental sont plus importants.

Si on prend le roi actuel de la Pole, à savoir Marc Marquez (plus de 50% des Pole Positions en 2019, 8,8 Pole de moyenne depuis ses débuts en MotoGP), on a plutôt l'impression qu'il se sert de ses Pole Positions pour décourager ses adversaires. Pourquoi? Premièrement, parce qu'il a appris beaucoup de son ancien idole Valentino, il aime briser ses adversaires mentalement.

Puis, quand on analyse la simulation de course qui se fait en général le samedi matin, on peut se trouver des excuses pour positiver le retard.

- Je n'avais pas le bon pneu
- J'ai eu du traffic
- Le réglage n'était pas encore au point
- Je n'ai pas voulu trop me fatiguer, etc, etc

Par contre, quand on prend 3-4 dixièmes sur un seul tour, on se pose bien plus de questions. On cogite, on y pense le soir dans son lit. Le choc est plus important, la première bataille est gagnée.

Rossi ne se concentrait pas vraiment sur la Pole, car il savait que le dimanche il serait là, d'une part parce qu'il avait un temps d'avance sur les autres, et aussi, pendant quelques années, qu'il était le seul des tops pilotes Michelin à recevoir le pneu du dimanche, avant que la Dorna n'interdise cette pratique. Il n'avait donc pas vraiment besoin de faire la Pole, même s'il en a naturellement fait beaucoup.

Stoner était imbattable sur un tour, mais moins régulier sur les années, mais il faut noter que lorsqu'il avait la bonne moto et la bonne confiance, il fallait se contenter de la seconde place.

Lorenzo était fantastique sur un tour, mais seulement quand toutes les planètes étaient alignées.

Marquez, lui, peut claquer une pendule à n'importe quel moment. Mais attention, ses prises de risque commencent par se traduire par de sérieuses blessures, même si c'est rarement en Q2 qu'il se fait mal.

Toujours est-il que Marquez possède cette merveilleuse aptitude à dégouter ses adversaires dès le samedi après-midi. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle, sauf lui le sait.

Bien-sûr, la course se gagne le dimanche, mais l'avantage mental se gagne dès le samedi, voir même quelques fois le vendredi, à Austin par exemple.

A l'époque, faire une Pole, c'était comme gagner le prologue du tour de France: une très bonne occasion de se montrer, d'avoir le maillot jaune. Mais quel cycliste a déjà gagné le Tour en ayant eu le maillot jaune sur les épaules dès la première étape?

La Pole Position, c'est une partition jouée à la perfection lors de la répétition générale. La Pole, c'est le passing-shot entre les jambes en 8ème de finale de Roland Garros. La Pole, c'est emballer la plus belle fille de la soirée. La Pole, c'est accrocher ce beau mannequin aux abdos d'enfer. En bref, la Pole c'est l'exploit éphémère.

Exemple plus centré: Fabio Quartararo. Immense sur certains tours rapides, plusieurs Poles dans sa saison de rookie, aucune victoire en course, même si cela ne devrait pas tarder. Mais tout de même, Quarta c'est un exploit fantastique de 6 Poles pendant sa première saison, mais 228 points de retard au classement général à la fin de l'année.

Mais le tour parfait, bien que souvent inutile, reste quelque chose de génial, une décharge d'adrénaline fantastique, un boost de confiance immense.

A que dire du spectacle? Vous souvenez-vous de la Pole de Miller en Argentine? Un chef d'œuvre de folie, d'improvisation et de courage. De l'art, tout simplement. Et puis, quelques fois, la Q2 amène des scènes insolites: Iannone espionnant Marquez à Philip Island pour le suivre, Marquez suivant Quartararo à Sepang pour le faire craquer et qui se fait prendre à son propre jeu. La liste est encore longue.

Mais à quel moment la Pole se prépare ? D'un point de vue mental, elle se construit au fil des séances. Il faut trouver le bon feeling, le bon réglage, augmenter la confiance en soi au fil des tours. A nouveau, il faut enlever Marquez de cette équation, car c'est le seul pilote au monde à être capable de se mettre une immense volée, détruire une moto, repartir avec la seconde moto et faire la Pole. Baby Alien porte bien son nom. Il fallait bien une exception pour confirmer la règle.

D'un point de vue technique, le tour parfait dépend énormément de l'équipe. Il faut savoir régler la moto, choisir le bon pneu, la bonne pression, le juste niveau des aides électroniques. Souvent (très souvent), l'équipe va décider de changer le set-up de la moto juste le temps de la Q2, mais du coup, le pilote sait qu'il aura fait la Pole avec une moto différente du lendemain, la confiance n'est donc pas totalement gagnée, puisqu'il reste l'inconnue du réglage de la course. Mais la Pole c'est plus que ça: elle dépend aussi de la stratégie: combien de pneus arrières seront utilisés, combien de pneus arrières peut-on se permettre de passer, après combien de tour on demande au pilote de rentrer au box, est-ce qu'on fait une stratégie à deux ou trois arrêts, etc.

Ensuite, il ne faut pas oublier le facteur humain: la Pole c'est aussi le chef mécano qui trouve les bons mots au bon moment et sait les faire entendre par son pilote. La Pole, c'est le regard intense que le mécano transmet à son pilote, c'est la petite tape sur les fesses au bon moment, c'est le fist-check dans le bon timing. La Pole c'est un exploit individuel d'équipe, je sais, ce n'est pas très français comme phrase..

Une fois en piste, c'est un chef d'oeuvre à accomplir: Il faut savoir rôder le pneu arrière neuf et le mettre à bonne température sans pour autant ne trop l'entamer. Il faut trouver une piste libre, ou alors calculer le juste espace à laisser à son adversaire pour que son aspiration nous aide dans la ligne droite. Il faut comprendre la piste et ses conditions, savoir dans quel virage l'augmention de température sera bénéfique ou l'inverse. Il faut être conscient du vent, car un petit souffle peut faire perdre l'avant qu'on est à la limite alors qu'un vent de face permet de freiner plus tard.

Le tour parfait se construit tout au long du tour de lancement, particulièrement dans le dernier virage. Un pilote qui entame la ligne droite de son tour lancé avec trop peu de vitesse sent déjà que son tour est mort. Il imagine déjà la barre de son "Mojo" redescendre. Un pilote qui attaque trop sur le premier freinage et perd 2 dixièmes le sentira et ce fameux "momentum" sera brisé, 300 mètres après le départ du tour.

La Pole, c'est le juste milieu entre l'attaque et la technique, entre la transe et la réflection, entre la volonté et l'intelligence. Si le pilote attaque trop, il risque de trop stresser ses suspensions et ses pneus, il aura tout donné et aura envie de pleurer quand le chrono final s'affichera sur le dashboard. S'il n'attaque pas assez, il le sentira et se trouvera dans un flou artistique, il se mettra à penser, et là, autant rentrer au box. Avez-vous déjà remarqué à quel point il est difficile de tout donner sur un tour sans se crisper? Il faut savoir séparer le mental de son physique, et pour cela il faut une connaissance de soi fantastique.

La Pole, c'est l'harmonie absolue qui ne dure qu'un temps trop court.

Vous l'aurez compris, réussir ce fameux "tour suicide", c'est rare et c'est encore moins souvent qu'il se solde par ce si rare "P1" sur la pitboard.

Mais après tout, le tour parfait n'est que relatif et la beauté de la course moto, c'est que nous l'avons tous fait un jour.

Le pilote amateur l'a sûrement déjà ressenti. Qui n'a pas exulté suite à un tour parfait ? Après tout, ce tour parfait existe pour tout le monde, mais seuls quelques hommes dans ce monde poseront le casque pour se faire interviewer par Simon Crafar. Votre tour parfait est à 15 secondes de Rossi? Qu'importe?

Vous avez fait votre tour parfait et votre gamin vous demande à quoi servent vos sliders encore vierges? Vous avez fait votre tour parfait mais votre pote vous met 5 secondes? Vous avez fait votre tour parfait mais votre femme vous demande si c'est vraiment utile de dépenser autant d'argent dans votre passion pour être si lent? Vous avez fait votre tour parfait mais votre père n'est pas content? Qu'importe, vous l'avez fait. Soyez fier.

L'avantage du pilote amateur, c'est que vos sliders seront bientôt baptisés, que votre pote boira quand-même une bière avec vous, votre femme ou votre père vous aimeront tout de même, sinon ils ne seraient pas là.

Vous n'aurez pas la Pole, j'espère que vous ne ferez pas le tour suicide, mais vous l'aurez votre tour parfait et vous serez sûrement plus heureux que Marc Marquez à ce moment précis.

Bravo à toi, Poleman!