Après quelques journées de trajets quotidiens et d'escapades urbaines, la signorina RSV-4 s'avère donc invivable avec tant de brio que je ne veux plus autre chose pour rouler. Je compte changer d'avis pendant le shooting photo. L'objectif : illustrer les malheurs de l'italienne et son pilote, embourbés dans un quotidien triste et routinier. Premier arrêt... le café. Déjà parce que c'est là-bas qu'on avait rendez-vous et ensuite parce qu'une italienne, ça boit du café.
La gentille équipe de chez Oberson, à Bernex, me permet même de pousser l'Aprilia et le vice jusqu'à notre table, pour un premier cliché plein de tendresse. Pas sur que la photo semblerait aussi naturelle avec une sportive japonaise. Une italienne, même dotée d'ailerons aéro, ça boit du café et ça a l'air tout à fait naturel attablée en terrasse.
Démonstration faite de cette théorie, direction... le supermarché ! Quand tu fais tes courses pour la semaine, tout ne rentre pas dans un sac à dos. Je n'ai pas vraiment fait les courses, mais je poufais dans mon casque avec mes cabas, les imaginant pendus à la RSV-4, qui faisait la belle sur sa place de parking. Je n'ai pas osé aller demander au personnel de l'enseigne si on pouvait faire un shooting à l'intérieur du magasin, je crois que je le regretterai toute ma vie.
Pour illustrer les images du quotidien, quoi de mieux que quelques photos dans la circulation. La plupart des usagers et des badauds doivent encore se demander ce que fichait ce débile en combinaison criarde couché sur sa moto en pleine file à l'arrêt. Là encore, l'Aprilia se moque de son monde avec panache et l'assurance qu'aucun autre véhicule ne lui volera la vedette. J'ai chaud, j'ai mal aux poignets et aux genoux, mais qu'est-ce qu'on se marre.
Dernier spot : une courbe à l'arrache pour quelques photos dynamiques. Là encore, l'objectif est de sortir l'Aprilia de sa zone de confort. Aucun problème pour l'italienne, avaler un virage 5, 6 fois de suite, elle sait faire. Le pilote, lui, aura plus de mal à « sentir » l'exercice, trop craintif de s'emporter et mettre parterre du si beau matériel. Le va-et-vient de la machine, évidemment bruyant, attire rapidement un scootériste, sortant d'un chemin privé. Invectivé, je rejoins Malo et nous plions bagages, quelques photos de plus sous la main. On aura au moins fait sortir des riverains... désolé.
Car si je suis resté bien tiède, l'italienne s'avérait rassurante : posée sur un rail, sans aucune réaction imprévue, elle tourne. Tout dans son langage raconte qu'elle est faite pour ça. Pour tourner. Vite. Fort. Et se jeter rageusement vers le prochain virage. J'en ferai l'expérience une paire de jours plus tard, lors d'une promenade bucolique avec mon père.
Complice de toujours dans mes aventures à moto, l'autre gazier de l'arbre généalogique me suit sur sa vénérable GPZ 750 R, sur de coquettes routes de France voisine. Les 217 chevaux (j'adore répéter ce chiffre de cinglé) de l'Aprilia se sentaient certes à l'étroit dans les piégeux lacets entre Chevrier et Clarafond-Arcine, mais encore une fois, le châssis affûté de l'italienne y fit merveille. Changeant de cap d'une pichenette, freinant sur l'angle mieux que certaines machines en ligne droite, semblant toujours prête à bondir, la RSV-4 épatait à nouveau.
C'est ensuite sur la D30, puis la D123, près du Golet de la Biche, que l'italienne m'achèvera. J'avait déjà arpenté les petites routes du coin en supermotard et en routière. Petits enchaînements bosselés, bitume inégal, jeux de lumière piégeux entre les arbres, montées, descentes, montées, courbes serrées en aveugle... l'Aprilia allait souffrir et le rythme s'en ressentir. C'était sans compter sur les ressources de la superbike de Noale.
L'inconfort est certes absolument total : l'Aprilia remue de partout sur les bosses. Chaque imperfection vient buter contre mes poignets. Mais la machine tient son cap, nullement perturbée par le retour d'informations du train avant. J'accélère et sollicite le contrôle de traction, réglé sur la moyenne basse de la palette. La puissance se régule de façon perceptible mais continue de me pousser fortement en avant, constamment. Les fesses à demi-décollées de la selle, je laisse l'amortisseur travailler et la puissance passée au sol malgré ses imperfections est phénoménale.
Plus loin, l'Aprilia fait encore merveille. La forêt est floue, je ne vois pas la sortie de la moitié des courbes. Pourtant je sais exactement où en est l'Aprilia, si précise et si évidente dans son feeling. Je continue ce ballet insensé pendant quelques kilomètres puis m'interromps pour attendre mon père.
Il me cède sa Kawa ventilante et suintante, qu'il n'a pas économisée sur ce parcours piégeux. Il s'obstine pourtant à rester derrière moi lorsque je m'élance sur la vénérable japonaise. Je n'entends que la RSV-4, collée derrière moi. Inutile de dire qu'au premier freinage, j'ai bien cru finir dans le décor et que le pneu arrière se dérobait volontiers à la moindre relance en sortie, alors que l'italienne, grondante, semblait vouloir nous avaler. Je mets rapidement fin à la séance, le paternel s'avouant soulagé de me rendre le guidon du monstre, mais impressionné par son efficacité.
S'ensuivra « le » moment de cet essai. L'instant révélateur de ma colossale erreur de jugement sur l'Aprilia et ses facultés. Après l'approche irréprochable d'une épingle, où l'avant reste collé parterre malgré les bosses, je fais pivoter la RSV-4 et ouvre en grand. L'anti-patinage joue son rôle et module dans un premier temps la puissance. Je redresse tout à fait l'italienne, qui se jette en avant plein pot. Là, sur une bosse, l'avant décolle alors que la poussée augmente, puis se réduit plus rapidement, avant de me re-catapulter vers l'horizon lorsque le pneu avant lèche à nouveau la route, un instant plus tard. Le tout dans une longue vocalise du V4, résonnant à la ronde et sur mes tympans, seulement interrompue par la coupure du quickshifter au passage du rapport suivant. Aucune peur, aucun moment de doute pendant ce court rodéo sous contrôle : les gaz ouverts en grand, l'électronique a rendu mon accélération la plus efficace possible, avec l'absolue exactitude de tout ordinateur. Une accélération parfaite.
Divine, l'Aprilia me jette son ADN à la figure : elle fait tout parfaitement, mais très vite. Extrêmement vite. Elle vient de me rappeler que son châssis de course et son moteur ahurissant ont tout un système qui travaille pour qu'ils donnent le meilleur d'eux-mêmes, à chaque instant. Une sportive de cette catégorie n'a qu'un objectif : être la plus performante et la plus rapide possible. Partout.
Sur un circuit de vitesse. Sur cette route défoncée. Sur le trajet du travail. Dans les bouchons. Sur une place de parking. A la terrasse d'un café. Partout. Elle se fiche d'être hors de sa zone de confort. Elle n'en a pas. Elle ne connaît que la performance et ses limites. Plutôt vos limites. Rouler sur une machine de cette dimension, de ce niveau d'aboutissement, c'est accepter sa nature. Accepter des contraintes et des performances qui ne sont simplement pas pensés pour notre code de la route, ni nos lois. Ni le fonctionnement du corps et du cerveau humain lambda. Cette moto est magnifiquement inadaptée.
Vous pouvez acheter et rouler avec une Aprilia RSV-4 Factory. Vous pouvez même décider de rouler avec à 20km/h. Mais ce seront les 20km/h les plus rapides et les plus parfaits de votre vie. Et les plus mémorables, sans aucun doute. Car il faut être conscient que son seul objectif est juste d'aller le plus vite possible. Partout. Tout le temps.