En selle ou la chevauchée fantastique !
Trêves de blablas, il est temps d’enfourcher la Bête.
L’assise est perchée à 835 mm, un poil haut pour ma stature de nain de jardin. Parfait pour les personnes toisant habituellement du 1,80m. Néanmoins, les pieds touchent de la pointe mais la moto reste relativement fine et légère, bien aidée par un guidon bien galbé et, surtout, à la bonne largeur. Les manœuvres à basse vitesse et les demi-tours se font donc sans suées majeures, aidée en cela par un rayon de braquage décent et une relative souplesse de la mécanique. L’embrayage est doux et la boîte précise. Klonk. Première.
Et là, petit problème…
Il est prévu que nous commencions par une demi-journée de roulage sur le circuit, avant d’aller écumer ensuite les routes de l’arrière-pays de l’Algarve dans l’après-midi. Circuit nouveau (pour donner une idée à ceux qui ne connaissent pas encore, Portimão ferait passer le Lédenon pour un sympathique petit toboggan), moto nouvelle (de surcroît surnommée « The Beast 3.0» !); ces deux inconnues seules suffisent déjà à faire flipper l’essayeur lambda et faire des crouiiiic dans son estomac. Non, pour rajouter de la complication, le brouillard recouvre désormais le circuit. La visibilité est réduite. Mais qu’importe, cela ne m’atteint plus : mon adrénaline est à des niveaux stratosphériques. Et là, pas le choix. Nous allons donc passer les premiers tours de roues de la première session à suivre notre ouvreur/guide, Chris Fillmore, triple vainqueur de la Pikes Peak, et tenter de surviv… euh d’apprendre ce circuit vallonnée et tout en virages en aveugles…
On y va.
On se fait happer par les 50 nuances de gris. On suit, on garde Chris en visuel. La confiance s’installe, le rythme s’accélère, nous yeux s’habituent à aller chercher plus loin le point de corde, à la vitesse qui augmente, inlassablement. Les Bridgestone S22 chauffent assez vite suite aux mises en contrainte. Le niveau de grip est excellent pour des pneus de route, aussi sportifs soient-ils. La moto est fine au niveau de la partie arrière de son réservoir, avec une échancrure qui permet de caler sa cuisse et de bien serrer ce réservoir lors des prises d’angle. La prise en main est immédiate. Elle est agile. Et gorgée de couple, avec une réponse quasi-instantanée à la poignée des gaz. Je prends confiance. La moto est saine, le train avant est royal : il ne bouge et je sais exactement ce qui se passe sous la roue. Oh, pas très véloce, mais le grip est bon, elle ne bronche une fois sur l’angle, et on peut corriger facilement, au besoin…
Puis la brume se dissipe, et le circuit apparait. Terrifiant, monumental.
Ligne droite en vue ; le gros V2 a beaucoup d’allonge, 4 à l’entrée de Sagres, puis 5 et 6. Le compteur affiche 240 (j’ai vu 272 sur une vidéo de Chris Fillmore…). Mon menton est désormais posé sur le réservoir, bien calé. Ce moteur prend des tours et file vers des régimes himalayens, comme jamais auparavant pour le V2. Comme s’il n’avait pas d’inertie. Comme un mort de faim. Et ce n’est pas tout car, à partir de 7'000 tr/min, c’est la grosse déferlante. Jusqu’à la zone rouge. La position est légèrement basculée sur l’avant, plus qu’auparavant. On charge l’avant. Mais Chris Fillmore est loin. Freinage au bout de la ligne droite. Le gros freinage qui suit l’énorme ligne droite sert de révélateur et le freinage ne déçoit pas. Il est juste parfait tant en terme de puissance, d’attaque, de feeling ou de dosage. Et la fourche encaisse tout sans broncher. La décélération qui suit avant de balancer la moto est monumentale. Et, cerise sur le gâteau, l’ABS qui n’est pas intrusif. La fourche plonge, mais le transfert de masses est maitrisé et je bascule dans la double droite. Puis vient l’épingle à droite. Seconde. La roue avant va chercher la corde, le niveau de confiance est élevé. La moto est facile en entrée de courbe. Le genou est sorti. Je frotte. Je tords la poignée de gaz. L’avant se fait léger. Thiery me double sur le gauche en aveugle qui suit, en wheeling à la sortie du virage. C’est beau. Petite ligne droite puis la tour, virage à gauche en cuvette, un peu bosselée en dehors de la trajectoire. Et ainsi de suite. Pendant les quatre autres sessions. Quatre sessions, entrecoupées d’une période de repos de 10 minutes. Je fais semblant de prendre des notes, j’essaie de poser mes sensations. De reprendre mes esprits, mais mes capteurs sont saturés.
Oui. C’est un roadster superlatif. Une Super Naked, comme on les appelle de l’autre côté de la Manche. Ça accélère comme pas possible, la tenue de route est imperturbable. La puissance du freinage est insondable. Le V2 possède une force herculéenne dans les mi-régimes et une allonge copieuse dans les tours. La partie-cycle est saine, les suspensions absorbent le billard de Portimão et travaillent de concert. La confiance dans le train avant, phénoménal, est totale. La preuve : le double droite avant la ligne droite, après le Sagrès, est en cuvette et en aveugle. On y plonge, on tient la corde, ne pas élargir. Avant d’accélérer comme un dératé aussitôt la corde franchie… Dans ce contexte, les limites du motard lambda sont déjà atteintes, voire allègrement franchies. Celles de la Bête, elles, sont encore loin. Mais loin… Un véritable pousse au crime.
Pause déjeuner. On quitte nos cuirs et enfile notre équipement de route.
Sur le chemin du restaurant, je reprends doucement mes esprits. Essayant de digérer tout ce que je venais de vivre. Mais déjà, il faut repartir pour l’essai sur route. Hermann Sporn, qui est notre guide et aussi le « père » historique de la Super Duke, n’est pas un manche. Et, à peine franchi les portes du circuit, que le groupe enquille déjà sur les routes des crêtes à des vitesses inavouables… C’est diiiingue comme ça tracte. Comme je n’aimerais pas être à la place du pneu arrière, comme il doit prendre cher avec tout ce couple qui déboule, depuis les plus bas régimes, et jusque tard, tard aux confins de la zone rouge. Le revêtement est lisse, il devient irrégulier, voire cassant par endroits. La Super Duke encaisse, garde le cap mais le pilote est secoué au passage. Mais ça passe. Et le rush reprend, de plus belle. Comme un Tourist Trophy, en Algarve.
Et c’est ça le gros problème de la Super Duke, on peut rouler tranquille, le nez au vent, sur un filet de gaz et profitant du couple omniprésent. Et des paysages. Oui, on peut, on pourrait. On devrait… Et elle pourrait le faire sans problème… Mais on vient systématiquement à rouler la poignée dans le coin. Et la moto se révèle dans ces conditions. Vive, stable, fermement suspendue ; on ne peut que louer la hargne de ce V2, sa bande son, sa force herculéenne dans les mi-régimes et son allonge copieuse dans les tours… En descendant de selle, sur l’immense parvis du complexe hôtelier, je repense, malgré moi, à cette phrase tirée du dernier livre de Philippe Billard : « On a roulé comme des cinglés, quand même, parfois nous étions à la limite. Faudrait bien se calmer… ». Oui, se calmer. Et j’ai les jambes qui flageolent tandis que je retire les gants. Et tente de reprendre mes esprits. Je suis vivant. Et c’était une belle après-midi. Les routes de l’Algarve sont superbes.
Dans l’inconscient collectif, la seule mention de « Super Duke R 1290 » déclenche des réactions vives et irrationnelles. Des mines apeurées. Des sourires béats. Et la chair de poule…
Bestiale, vive, exigeante, qu’importent les qualificatifs, la Super Duke R s’est forgée une image extrême au fil des années et des évolutions. Au point que, dans le contexte actuel du tout répressif, l’on vient à se demander « est-ce bien raisonnable ? ». Oui, est-ce bien raisonnable ?
La Super Duke R 1290 en l’état actuel, dans sa version « 3.0 », a été améliorée, peaufinée pour une utilisation piste. Elle est devenue plus conciliante pour une utilisation sur route, quoique devenue un peu ferme de suspensions. Mais la Super Duke R, ça reste l’éloge du plaisir, l’avocate de l’inutile, et le chantre du déraisonnable. La Super Duke R 1290, c’est ferme et jubilatoire, c’est route et circuit, fromage et dessert, avec le pétillant qui va bien….
Inutile, limite dangereuse pour votre permis et votre santé mentale…
Inutile, certes, futile, certainement, mais tellement jubilatoire. Donc indispensable.
C’est grave docteur ?