
Les aides électroniques à outrance sur CBR, ce ne sera pas pour 2014 ! Il faut dire que la Honda a toujours tenté le grand écart entre la route et la piste. Un compromis ancré dans sa conception, qui en faisait une machine certes très facile et exploitable, mais un poil limite face à une concurrence très affûtée pour l'épreuve du circuit. Faisait, oui, car cette version SP vient remettre quelques pendules à l'heure et calmer certains passionnés qui ne jurent que par leurs 200 chevaux et le traction control...
Un petit rappel, d'abord, de la philosophie de la CBR : « Total Control since 1992 ». En '92, j'avais 6 ans mais il paraît qu'en termes d'agilité et de légèreté, on n'avait jamais vu ça sur une grosse sportive. Après une première 1000RR en 2004, jugée un peu lourde et trop peu puissante, Honda a corrigé le tir en 2009, avec une machine repensée, surprenante d'efficacité et qui renouait avec l'agilité et la facilité de ses aînées. Reste qu'en dehors du système C-ABS (le freinage combiné, avec anti-blocage) et l'amortisseur de direction électronique, la Fireblade reste « sans-filtre » depuis lors et s'en porte très bien.
A l'instar des hommes chapeautés qui veulent régir le destin de Matt Damon et de l'humanité entière dans le film L'Agence (le titre francisé de cet excellent Adjustment Bureau), Honda a retouché subtilement sa CBR d'année en année depuis 2009. Les ingénieurs ailés n'empruntent pas des portes magiques et ne régissent pas notre destin (et ils ne sont pas vraiment ailés...), mais ils améliorent patiemment et obstinément chaque infime détail de leur jouet pour qu'il s'approche toujours plus de leur idée de la perfection.
Que ce soit sur la version standard ou SP, la Fireblade 2014 s'offre donc une position de conduite plus agressive, avec des demi-guidons plus écartés et plus bas de quelques degrés, ainsi que des cale-pieds reculés de 10mm. Le point de pivot du bras oscillant, au niveau du cadre, est modifié pour une meilleur flexibilité. Honda annonce une meilleure motricité en sortie de courbe grâce à cet ajustement.
La bulle est la seule modification à retenir au niveau de la carrosserie, avec un dessin plus bombé. Mais c'est du côté du moteur que les têtes pensantes se sont le plus activées. Les conduits d'admission et d'échappement internes ont été redessinés, élargis, biseautés, lissés... bref : l'air circule mieux, la qualité du mélange avec l'essence est donc meilleure et le moteur fonctionne idéalement ! L'échappement a lui aussi été modifié au niveau des tubes collecteurs, de la position du catalyseur et des divers conduits qui composent le silencieux. On obtient donc un gain de 4 chevaux et de 2Nm. Lors de la conférence de presse, on nous a donc fièrement annoncé qu'au bout de la ligne droite du circuit de Losail, la CBR 1000RR 2014 prenait un avantage de... cinq mètres sur sa version 2013. Oui, lecteur, moi aussi j'ai failli éclater de rire, mais avoue que l'effet d'annonce est plutôt pas mal et apprends que cette valeur représente plus que ce qu'on croit pour Honda. Mais nous verrons cela en fin d'article.
Et comme il n'y a pas que des lignes droites sur circuit et que les ingénieurs ont dû commencer à transpirer pour trouver des solutions sur la version standard, Honda a décidé de plancher sur une version ultime de sa Fireblade. La SP !
C'est ainsi que cette inédite version nous a été présentée lors de la conférence, dans un lobby sur-climatisé du circuit. Oui, cher lecteur, car comme tu l'as vu, tous les changements précédents sont également valables pour la version standard de cette Fireblade 2014. Mais là on s'attaque au gros morceau ! Tu peux lancer une musique bien épique et imaginer Cyril Lignac avec un polo Honda, car voici la recette de cette version ultime de la CBR 1000RR.
La bonne cuisine, ce sont d'abord des ingrédients bien choisis! On prend donc ce joli morceau de Fireblade 2014 et on l'ouvre jusqu'au moteur. On y place des pistons dont la variation de diamètre n'excède pas + ou - 1mm, contre 3mm sur la version standard. Le moteur va donc distiller la puissance de ses arômes de façon plus régulière et efficace pendant la dégustation à haut-régime.
On va ensuite tailler ce gras de la version standard, pour une vivacité qui se ressent en bouche. On allège donc la boucle arrière du cadre, profitant de l'homologation monoplace de cette SP pour également lui retirer ses cale-pieds passager disgracieux et fades. On poêle la selle pour réduire son moelleux et mieux ressentir l'excellente motricité de la roue arrière, puis on la saupoudre d'un revêtement anti-dérapant avant de la réserver.
Avant de mettre au four, on épice subtilement l'ABS combiné, pour un fonctionnement moins intrusif et une saveur plus sportive. A mi-cuisson, on sort le plat et on pique la CBR d'excellentes suspensions suédoises Öhlins. La fourche NIX-30, aux fourreaux élargis pour plus de stabilité et aux supports d'axe de roue rigidifiés, sera au préalable parsemée d'un té supérieur forgé, plus rigide et léger, et d'un té inférieur en acier plutôt qu'en alu, plus fin que le té d'origine. L'amortisseur arrière TT-X 36 dispose d'une ergonomie inédite pour un accès facilité aux réglages. De quoi saler ou poivrer très facilement la précharge, détente et compression de l'arrière selon les goûts du client.
Enfin, on ajoute des étriers radiaux Brembo avec des pistons de 30 et 32mm de diamètre, avec des plaquettes hautes-performances. On sort la CBR du four et on dresse avec une paire de Pireli Supercorsa SP et une sauce tricolore pour la peinture. C'est prêt, on peut maintenant passer à table et se régaler !
ENFIN ! Fini le blabla, on peut aller s'équiper et prendre la piste ! En parlant d'équipement, le mien et celui de Claude, notre confrère du Matin Dimanche, font un tour du côté d'Abu-Dhabi pendant cette présentation. C'est donc avec du matériel très vintage prêté par l'organisateur que nous prendrons la piste. Logos Honda à outrance, grosse aile dans le dos, visière claire et bottes de touring toutes neuves : on est trop hipsters et on se marre comme des gosses. Tout en exprimant une grande gratitude au staff, qui nous permet de rouler dans des conditions exceptionnelles... et de rouler tout court !
Surtout que l'encadrement du roulage s'annonce plutôt enviable, puisque nos trois marshalls se nomment John McGuinness, Leon Haslam et Ron Haslam. Wikipédia t'offrira le palmarès exhaustif de ces trois pilotes, qui se sont révélés être de joyeux compères lors de cette journée, ouverts, spontanés, riches de petits conseils et pleins de bonne humeur. Et bien sûr dotés d'une qualité de pilotage qu'on leur enviera toujours !
On prend connaissance de la démesurée piste de Losail avec eux, lors de premiers tours à un rythme enjoué. Agrippé au dosseret de McGuinness, je prends la mesure d'un changement simplissime mais déterminant : la position de conduite de la CBR est incroyablement mieux adaptée au circuit ! Le ressenti de l'avant est bien meilleur qu'auparavant, on sent très bien le travail de la fourche dans toutes les phases de pilotage, étant plus basculé sur l'avant. La colonne s'étire à mesure que Leon Haslam augmente le rythme, avec une progressivité à faire saliver l'amateur de pilotage précis.
La précision, c'est l'un des points forts de cette Fireblade SP, principalement dû à la fourche Öhlins qui magnifie le meilleur ressenti de l'avant. On commence à gentiment se doubler entre collègues et à trouver ses marques sur une piste très large, rapide et manquant de repères visuels. Dans les changements d'angle, on apprécie l'agilité bien connue de la Honda, qui prend une nouvelle dimension sur la SP avec une stabilité difficile à mettre en défaut. Il n'y a qu'à vitesse réduite, en tentant d'aller chercher l'angle maxi, que je ressent un léger flou de l'avant. Pneus, ABS intervenant pendant le freinage sur l'angle, réglages de suspension ou simplement mauvais régime ? Une interrogation qui ne viendra pas entacher une matinée exceptionnelle et qui se résolvera dans l'après-midi, comme nous le verrons.
Histoire d'encore gâter les enfants terribles que sont les journalistes moto, Honda et Pirelli nous ont monté des Supercorsa SC, plus performants, pour les sessions de l'après-midi. Parfait, car la motricité offerte par le SP arrière avait souffert pendant la deuxième session, surtout dans deux accélérations sur l'angle après deux gauches serrés. Et l'avant cachait encore son jeu en termes de précision et de vivacité, après une très bonne première impression.
Je partais également avec une petite réserve concernant l'ABS et de son freinage « by wire », géré électroniquement, qui n'avait pas fait preuve d'un feeling extraordinaire pendant la matinée. Ayant discuté avec l'ingénieur responsable du freinage, Kurahashi-san, qui m'avait encouragé à pousser encore sur les freinages pour me faire une vraie opinion, je tentai de faire la nique à un petit paquet de collègues au bout de la ligne droite des stands, à plus de 290km/h... et regrettai immédiatement ma décision. Pendant la conférence, on nous avait expliqué avoir travaillé sur l'intervention de l'ABS et la réduction de son impact sur le freinage. J'avais juste zappé leur volonté d'offrir un freinage plus doux en attaque de levier... ce qui se traduit par un freinage très stable, mais qui semble se moduler « tout seul » malgré une pression constante sur le levier. On est perturbé par l'impression de ne plus avoir de frein, alors que le système fait le boulot. Chat échaudé craignant l'eau froide, j'ai préféré ne pas tenter le diable et ai reculé mon repère en bout de ligne droite. Oui, lecteur, j'ai honte de moi.
J'aurais pu, après la session, demander l'avis des ingénieurs et des pilotes présents sur la question et analyser plus finement le phénomène dans la dernière session. J'avoue que, totalement conquis par les qualités de la CBR, j'ai tout simplement oublié et suis retourné punir les excellents Pirelli Supercorsa SC.
Car dans dans toutes les phases de pilotage, la SP travaille mieux que jamais et procure un plaisir fou ! D'abord, l'apport des suspensions Öhlins permet de pointer du doigt ses propres faiblesses. L'avant retransmet l'imprécision induite par une mauvaise position, offrant des informations utiles pour s'améliorer dans chaque virage. Réagissant d'un bloc, la moto remue lors des brusques transferts de masse et nous force à rendre les déplacements sur la selle pluis fluides et rapides. La SP réclame un pilotage plus précis pour se révéler et s'avère plus équilibrée que jamais lorsqu'on la pousse dans ses retranchements. Le moteur est toujours aussi... fonctionnel et se passe donc sans problème de contrôle de traction. Sur une piste aussi large et rapide que Losail, on ne s'aperçoit que peu de son très bon rendement et de sa puissance. La différence avec le précédent millésime ne saute pas aux yeux, mais on dispose toujours d'une réponse à la poignée vraiment agréable et qu'on ne ressent pas de réel manque de puissance. La CBR est faite pour marcher et elle marche extrêmement bien !
Reste que le rythme est élevé et que ce léger flou sur la prise d'angle a disparu une fois la vitesse de passage suffisante : l'amortisseur de direction électronique, qui durcit ou libère la direction en fonction de la vitesse, permettait sans doute trop de mouvement et ma légère crispation au guidon engendrait des mouvements intempestifs à basse vitesse. Problème résolu, il suffit d'attaquer ! En haussant encore et encore le rythme pour continuer le baston avec mes confrères, je ressens la philosophie originelle de cette CBR : un contrôle total ! Sans vous permettre de régler tel ou tel paramètre de gestion de sa puissance, la Fireblade vous permet de vous régler vous-même de façon surprenante. Le moteur est exploitable sans arrière-pensée tant la « connexion » entre la poignée de gaz et la roue arrière est réussie (mais je me répète), le châssis obéit au doigt et à l'oeil et la moto réussit à se faire complètement oublier pour vous faire laisser vous concentrer sur votre pilotage. Des qualités que j'avais déjà notées lors de l'essai du millésime précédent et qui ressortent encore plus aujourd'hui.
Avec une capacité à changer d'angle très rapidement, la CBR donne l'impression de piloter une 600, toutefois nuancée lorsque la vitesse de passage est trop élevée et qu'on dérive loin de la corde, entraîné par l'inertie du moteur. Quelques mouvements sur les grosses accélérations sur l'angle mériteraient un petit réglage de la suspension, l'ABS demeure une énigme pour moi, mais pour tout le reste, j'ai simplement pu me lâcher, pencher à outrance, entrer comme une balle dans les courbes, accélérer toujours plus fort et plus tôt, faire coucou aux photographes plein angle et sans quitter la traj'... le tout dans un équipement peu adapté (mais hipster à mort). Bon, 'faut dire que rouler juste devant McGuinness, le coude parterre, avec Leon Haslam à quelques mètres devant, ça motive ! Même quand le premier cité te double à l'accel' en faisant coucou et que le second te met 2 virages dans la vue sans avoir l'air de bouger le petit doigt sur la bécane. Le genre de moment où tu prends cher et où tu as conscience que prendre cher comme ça est un privilège que beaucoup n'auront jamais !
Deux questions se posent au sortir de cet essai extrêmement satisfaisant de la CBR 1000 RR SP : ces améliorations valent-elles le prix auquel on devra les acheter. Estimé par Honda Suisse à 21'000 et 22'000 francs sans ABS et entre 23'000 et 23'800 francs pour la version ABS, elle est chère. Mais l'aboutissement de cette version spéciale justifie l'investissement. Avant de voir ce qu'elle donne face à ses rivales.
Enfin, on a évidemment demandé à tous les Japonais présents quand la marque Honda allait proposer un traction-control (sans parler d'une CBR entièrement nouvelle). Goto-san, leader du projet Fireblade SP, nous a fièrement répondu pendant le repas, en tirant sur son polo : « Nous n'avons pas encore développé de traction-control assez performant pour la CBR, donc nous ne le proposons pas. Si l'on veut proposer aux gens un produit qui ne soit pas parfait, nous pouvons arracher ce logo que nous portons ». Toujours faire mieux, toujours tutoyer son idée de la perfection, c'est la philosophie de Honda depuis toujours. On comprend maintenant ce que peuvent représenter, pour Honda, ces 5 mètres d'avance sur l'ancien modèle, au bout d'une ligne droite. Une simple mesure qui atteste d'un travail long et minutieux qui a porté ses fruits, qui embrase la fierté de ces irréductibles japonais.
En ajoutant à cet excellent package de base des suspensions exceptionnelles et un freinage au diapason (en déconnectant l'ABS), Honda est en effet parvenu à la quintessence et aux limites de sa CBR1000 RR actuelle. Une sportive extrêmement exploitable et efficace sur piste, qui peut regarder ses concurrentes droit dans les phares et les pistards droit dans les yeux sans rougir. Beaucoup pouvaient voir la Fireblade comme une moto « banale » et peu sensationnelle. Dans sa version SP, qui réhausse encore le niveau de ses qualités naturelles, l'hypersportive Honda nous rappelle qu'elle est elle aussi une machine exceptionnelle.