ESSAI
Sur le marché des gros roadster, on distingue facilement deux philosophies : l’exagération ou la raison. Les premiers mettent des puissances dingues sur leur fiche technique, au point de se demander quoi en faire avec une telle prise au vent. Ça anime les discussions de comptoir, mais sur la route, autant être honnête et dire qu’on ne l’exploitera jamais. De l’autre côté, l’équipe des raisonnables où Triumph tient une bonne place. Si je vous dit 35 chevaux de moins, c’est un gros écart. Mais avec ses 183 ch. elle n’est de loin pas timide, ce sont les mathématiques qui décident de la comparaison avec une machine qui dépasse 210 ch.
Rien d’autre qu’un trois cylindres en ligne trouve sa place dans le cadre tubulaire en aluminium que la Speed exhibe largement. Bien qu’il fasse 1’160 cm3, il profite aussi de technologies éprouvées en Moto2, sur leur 765 cm3. La puissance est identique, mais avec le nouveau système d’échappement, les ingénieurs ont pu programmer une cartographie ajoutant 3 Nm au total et le rendre disponible beaucoup plus tôt. Esthétiquement ce silencieux est aussi une réussite, car moins imposant qu’avant il est plutôt court, car moins de polluants ou de bruits sont émis par la mécanique.
Pour la première fois, la RS est équipée de la suspension semi-active qui était réservée à la Speed RR qui deviendra un collector, car la production s’arrête déjà. On a ici des pièces Öhlins SmartEC 3.0, la toute dernière itération de ces équipements. Commercialisée depuis seulement un an, cette fourche dorée et son amortisseur vont aider le pilote en facilitant le réglage et en l’automatisant. On ne parle pas de compression/détente ou précharge, mais de réglage en fonction de l’objectif recherché.
La pluie s’invite sur la route
Première journée, il s’agit de tester la Speed Triple sur route. La météo est très instable, il pleut à verse depuis plusieurs jours, les route sont détrempées. Choix logique pour débuter : le mode pluie. La puissance arrive progressivement, la poignée de gaz répond plus calmement, la suspension est aussi beaucoup plus souple. Si souple, que la fourche plonge en effleurant le frein. Dans chaque mode, on peut changer les réglages individuellement et ils resteront sauvegardés. Pour ma doléance, j’ajouterais du support au freinage dans le menu des suspensions et la plongée serait maîtrisée.
Comme les conditions s’amélioraient, je passe au mode route qui me fait découvrir la vraie Speed promise au départ. J’aime le répondant du moteur, plein et réactif, sans excès. De 4’000 à près de 12’000, le trois cylindres a de la ressource. La bande son correspond exactement à ce qu’on attend d’une Triumph, un régal.
La nouvelle position de conduite proposée grâce au guidon 1 cm plus large de chaque côté, mais aussi plus haut, est plus touring qu’avant. On a le dos plus droit et les épaules détendues pour faire plus de kilomètres plus confortablement. On a aussi un bras de levier plus important, moins fatiguant de tourner le guidon. C’est aussi un avantage à l’ensemble phare/compteur fixé à la moto qui me perturbait au départ. Séparé de ces éléments, la direction est plus légère. Sur cette version 2025, il y a même un amortisseur de direction Marzocchi réglable de série. Alors que le prix de la Speed Triple est très abordable, son équipement est archicomplet !
On traverse quelques villes et villages, avec des limites à 50 ou 30 km/h. Je découvre le comportement du gros roadster dans cet environnement urbain, bas dans les tours en 2e. À 50 c’est adapté, la reprise ne sera pas fulgurante, mais faisable. Plus on s’approche des 30 km/h, plus on sent qu’on approche d’une limite basse du moteur. Toujours faisable, mais de moins en moins de reprise. Je pense que cette Triumph rejoint la liste des motos où on a meilleur temps de rouler de temps à autre en première. Pas grave, la boîte fonctionne admirablement bien, autant s’en servir.
Avec le levier d’embrayage réglable, chaque main sera à l’aise ! Et c’est un réglage à vis encore plus précis que le 4 positions qu’on trouve souvent. Le shifter bidirectionnel est toujours de série, avec une calibration exemplaire. Les vitesses s’engagent à chaque fois rapidement, autant en montée qu’en descente. En plus de la plage d’utilisation étendue du moteur, pas d’excuse pour ne pas sortir vite des virages. Même si on oublie une vitesse, on s’en sortira toujours. Une démonstration de la polyvalence d’un 3 cylindres, coupleux en bas et qui allonge.
Lorsque c’est possible, j’aime réduire le frein moteur au maximum. J’apprécie conserver mon élan et décider combien je décélère avec les freins. Sur l’anglaise, 4 niveaux de frein moteur sont proposés et après le premier arrêt je suis passé du maximum au minimum. Premier ralentissement, je lâche la poignée et la moto file comme un 2 temps. Très surpris, je me suis jeté sur le frein. Peu à peu, je m’y suis habitué et j’ai continué de rouler ainsi. Ma moto idéale serait exactement comme ça : reprise et faible frein moteur.
La Speed Triple est équipée du régulateur de vitesse avec son bouton au guidon gauche. Dommage, il ne marche qu’à partir de 46 km/h et en 3e. Adapté pour l’inter-urbain, moins pour traverser un village rectiligne à 30. Sur la surface parfois inégale des routes de l’Algarve, parfois encore humides, la moto avec ses Supercorsa SP v3 s’est bien comportée. Le contrôle de traction était là au besoin, je n’ai pas eu d’alerte sur toute la journée. J’en déduis que j’ai su être raisonnable sur la poignée.
Ce trajet n’a pas pris d’autoroute, on a privilégié les routes sinueuses. Mais dans les reliefs on était beaucoup plus exposés aux averses, pas moyen de quitter son équipement pluie. Lors de l’arrêt à la pompe, il a fallu presque 10 litres pour compléter le réservoir de 15.5 litres. Triumph promettait une baisse de la consommation avec le nouvel échappement et les parties mobiles du moteur mieux équilibrées, seulement mon rapide calcul donne une conso de 6.6 l/100km, 240 km d’autonomie théorique sur ce genre de route.
Mode Track, aide au wheeling, c’est vraiment une moto de route ?
Deuxième journée, la piste du circuit de Portimao a encore reçu des pluies durant la nuit. La veille, on a reconnu la piste chacun sur une moto Oset pour voir les virages, puis le matin séance de reconnaissance avec des pneus pluie. Comme le temps sec approche, la séance photo/vidéo tracking est avancée, car on va privilégier le roulage si on peut vraiment chausser les Supercorsa SC2.
Les motos sont presque identiques à la veille : un saute-vent a été ajouté, les poignées chauffantes sont absentes, le support de plaque et les rétroviseurs en bout de guidon sont démontés. Alors qu’on évolue en pneus pluie, Triumph a programmé le mode route avec plus de soutien du contrôle de traction. Sur la piste, il y a des rivières qui traversent en deux endroits et une flaque à la corde du virage 5.
Le vent souffle pour aider à sécher, mais avec chaque éclaircie on voit de nouvelles gouttes tomber. On fera finalement toute une séance dans nos magnifiques combis pluie, avant de les retirer. Au bout du suspense, à 12h40, mon groupe est finalement le premier à maltraiter les SC2.
On nous prévient qu’en mode Track, un témoin d’ABS s’invite au tableau de bord signalant que son fonctionnement est réduit. Le fait est que, dans ce mode, le pilote dispose du Brake Slide Assist pour gérer des situations de freinage beaucoup plus proches des limites. Par exemple, il ne bronche pas si la roue arrière tourne à une vitesse bien différente sous l’effet d’un délestage. Ce qui arrive souvent à Portimao, où les freinages ne se font que rarement à plat.
Dans ce mode Track, la Speed Triple révèle un nouveau visage, plus vive, plus agile, plus affamée de bitume. S’il y avait un câble à la poignée de gaz, il serait court et très tendu. Heureusement, la programmation ride-by-wire est subtilement progressive, il y a une légère pente avant de tout envoyer. La seconde impression qui me saute aux yeux sur la piste, c’est la puissance des freins. Sur la route j’en ai eu l’aperçu, maintenant qu’il s’agit de freiner fort, je tire logiquement plus sur le levier. Avec un maître-cylindre radial réglable RCS 19-21, et les étriers Stylema, ce sont les mêmes freins que sur les sportives les plus véloces. Paré aux freinages de trappeurs.
Il y a deux freinages particulièrement appuyés sur ce circuit, lorsqu’au centre de la piste on arrive en 4 pour une épingle en dévers qui se passe en 2. Je sens immédiatement la roue arrière se balader, mais en maîtrise. Devant moi la piste F1 permet de se sortir en sécurité en cas d’excès d’optimisme, mais il faut lâcher ce frein et enfin se jeter vers la corde. Encore un peu vite, le frein moteur au maximum me ralenti pas mal, je reprends un filet de gaz sans arrière pensée, puis me laisse ensuite déporter gaz en grand.
Après le virage 8 vient “La cascade”, où les meilleurs pilotes peuvent sauter et où toutes les motos tendent à lever généreusement. La Triumph peut cependant y échapper avec son contrôle de wheeling sur 1 : maximum de performance et d’adhérence en limitant au maximum la montée. Moi qui ne maîtrise pas du tout cet aspect, j’ai quand même réglé sur le niveau 2, car les techniciens disent tous que la moto s’occupe de tout et permet à chacun de vivre ses premiers wheeling en sécurité. Mis en confiance, je soude peu avant la bosse et sens la roue s’élever, le régime moteur baisser et s’ajuster jusqu’à reposer et je reprends véritablement la main sur l’accélération. Perturbant mais rassurant, je lèverai à chaque passage ici pour me familiariser.
Le virage 13 est particulier, car on l’approche en montée et en ne voyant que le ciel et la cabane du commissaire. On doit entrer ensuite dans un gauche serré où poser le genou facilement. Déhanché, mais sans plus, mon genou touche évidemment rapidement, tout comme mon slider de botte et le cale-pied. Signe que j’en ai probablement trop mis. La Speed Triple garde ça d’une moto de route, les repose-pieds ne sont pas placés pour éviter ce genre de contact. Qui voudra sérieusement pister avec, mettra des commandes reculées. Pour éviter ça, j’exagèrerai le déhanché par la suite.
Du 13 au 14 il n’y a qu’une courte distance, mais où il faut réaccélérer pour ne pas perdre de temps. Au point où je me retrouve parfois à freiner sur l’angle par excès d’optimisme. Je suis doux sur le levier, mais je sens bien que l’ABS travaille pour m’autoriser à le faire sans risquer de croiser. L’intervention est discrète, je reste concentré sur ma trajectoire.
La dernière courbe à droite demande de s’accrocher, idéalement on accélère fort avant la bosse qui cache le reste du virage, puis on met la moto sur l’angle et on continue d’accélérer autant que possible jusqu’à la sortie qui donne sur la ligne droite. J’ai le choix entre entrer en 3 et devoir passer la 4 encore sur l’angle, ou anticiper et tout faire en 4. Cette deuxième option fait baisser le régime moteur à la limite d’où on sent qu’il a de la pêche. Heureusement qu’il est bien rempli en bas pour autoriser de faire ça. L’autre option me perturbe, car il est impossible de retourner la sélection des vitesses d’origine. Il faut obligatoirement passer le pied sous le sélecteur en étant sur l’angle à droite. Après la position des pieds, c’est le deuxième point qui trahi la Speed Triple en tant que pistarde. La même solution règle facilement ces deux points en même temps.
Attaquons la ligne droite, ce bout de bitume semble interminable quand on le parcourt à 235 km/h, le vent dans la face. L’effort pour rester en place et continuer d’accélérer est énorme. Avec ce guidon plus haut et plus large, la capacité à rouler à haute vitesse est réduite. Bien lancé, j’ai atteint les 260 au compteur, fonds de 5 ou mi-sixième. Avant, là encore, de freiner en descente pour le virage 1, mais là ça semble moins violent, car on s’engage beaucoup plus vite. Au point de déclenchement, j’étais à plus de 140, la Speed ne bougeait absolument pas.
Réglages personnalisés
Si on se rappelle du réglage basé sur des objectifs de la suspension Öhlins, on peut se remémorer des ressentis à diverses sections de la piste pour corriger ce qui ne plaisait pas.
- Fermeté à l’avant
- Fermeté à l’arrière : pas besoin de changer l’un ou autre, je suis satisfait.
- Support au freinage : j’aimerais que la moto plonge moins, je fais +2 (sur 5).
- Support à l’accélération : l’arrière se tasse peu, ça me convient.
- Support en virage
- Support à la sortie de courbe : j’aimerais ne pas sentir la moto s’affaisser en remise de gaz, je fais +2 pour contrer l’effet “squat”.
- Support à la vitesse stabilisée : ça n’arrive pas sur circuit, je ne touche pas.
Ce qu’il faut savoir, c’est que la fourche NIX30 ec permet des réglages sur un écart 2.5x plus important qu’une fourche mécanique. Idem pour l’amortisseur TTX36 ec, qui a une plage de réglage 4x plus importante. De plus, avec ces réglages qui s’opèrent plusieurs fois par seconde, on peut entrer en courbe avec un réglage et en sortir avec un autre. Si on décidait de tester ce réglage d’entrée sur une suspension classique, la moto serait inconduisible le reste du temps. Pour les inconditionnels de la suspension conventionnelle, la Speed Triple propose de figer le réglage et de paramétrer sa suspension en clics, mais sans tournevis, via le tableau de bord.
Retour en piste avec une moto paramétrée, jusqu’au frein moteur que j’ai réduit au niveau 2 après mon expérience du niveau 1 la veille. Retour au virage 5 qui combine gros freinage et inscription en descente : je saisis le levier et là, en plongeant moins, la roue arrière a plus d’adhérence, me rassurant pour continuer mon freinage. Puis je relâche et me jette à la corde avec encore bien de l’élan. Sans gaz et avec peu de frein moteur, je vise la corde d’un simple regard, avant de souder et ressentir la moto suivre la roue avant qui pointe où je souhaite aller. Un vrai régal.
Quelques virages plus tard, je surprends Stéphane Lacaze à l’arrêt hors traj’. L’occasion est trop belle de lui passer devant, ce qui n’arriverait autrement jamais. J’apprendrai ensuite qu’il a dû s’immobiliser pour mettre le mode Track, celui-ci ne peut pas être sélectionné en roulant. Sept virages plus tard, le voilà qui me reprend en début de ligne droite. Je veux le suivre, peu importe si je dois me faire peur. Je soude derrière lui pour entrer plus vite que je l’ai fait dans le premier droit. J’ai un haut-le-cœur, mais ça passe, je reste au contact jusqu’au freinage du 3. Il continue son freinage alors qu’il est déjà inscrit dans le virage. Je reste spectateur, freinant bien droit, je n’ai pas osé me reposer sur l’aide de la moto.
Freinage en descente de l’épingle 5, Steph’ me met un boulevard. Je rentre fort pour le garder dans mon champ visuel, puis réaccélère tôt. Un peu trop car je me fais déporter plus que lui. Dans l’enchaînement qui suit, l’écart se creuse et je ne peux plus que prendre des notes à distance.
Fin de journée, 30 minutes sont allouées à faire des wheeling pour les objectifs. Comme n’importe quel pilote en est capable, autant le montrer le plus largement. Habitué au niveau 2, j’ai fait un passage ainsi avant de tester le niveau 3 et enfin le niveau 4. Poignée soudée, la moto prend le contrôle pour maintenir la hauteur choisie sans action sur les freins. Une fois que mon cerveau a accepté que je monte et ne me retourne pas, je parcours une belle distance sur la roue arrière. Cependant, sur la piste, j’avais observé un certain délai entre le retour au sol et le moment où j’ai à nouveau le contrôle de la poignée de gaz. Spectaculaire, oui. Extrêmement satisfaisant, mais pas efficace pour le temps au tour. Et, note de pied de page avant bilan : faire un wheeling sur la route reste interdit.
Une moto qu’il faudra apprivoiser
Si dans un premier temps, la moto dans ses réglages d’usine est déjà performante, c’est effectivement en portant de l’attention aux possibilités de la paramétrer qu’on l’amènera à un niveau supérieur. La suspension qu’on règle selon des objectifs est bien plus facile à appréhender que les notions de notre guide de réglage classique.
Le fait que chaque mode de pilotage soit aussi enregistré avec les modifications montre l’importance accordée à la personnalisation, pas seulement limitée à un mode utilisateur.
Sur la route, j’aurais simplement souhaité que le régulateur de vitesse permette de passer un village en 2 à 30 km/h. Seulement, comme on est à la limite basse du couple de la moto à ce moment-là, c’est sans doute un obstacle supplémentaire. Cet aspect-là rend l’expérience urbaine de la Speed Triple moins agréable.
Sur la piste, je ne retiens que la question des cale-pieds un peu bas, de la sélection de vitesse qu’on ne peut inverser et ce guidon large et haut qui complique l’adoption d’une position racing avec l’avant-bras en prolongement du guidon. Il faut beaucoup engager les épaules pour se placer et ça demande de l’endurance physique au pilote.
Après le bilan, je pense finalement au prix de cette moto : CHF 20’495.-. Les poignées chauffantes seraient à ajouter, mais autrement il n’y a pas de pack à ajouter. Tous les modes de pilotage et réglages de suspension sont accessibles d’office. Il faudra débourser près de 5’000 francs supplémentaires pour obtenir un roadster aux suspensions actives et aux prétentions aussi sportives.
Ce prix propulse selon moi la Triumph Speed Triple 1200 RS à la place de meilleure affaire de la saison pour un roadster sportif et technologique. Ce qui est conforme à l’image que dégage la marque. Avec une qualité de fabrication élevée, des réservoirs bitons peints à l’usine et aucun câble, sauf celui d’embrayage, apparent. Il ne reste qu’à choisir entre Jet Black, Granit et Diablo Red ou Granit et Performance Yellow pour son roadster. La polyvalence et les performances offertes à ce prix sont extrêmement compétitives, il ne reste qu’à trouver un lieu où pratiquer les wheeling en paix.
GALERIE
BILAN
ON A AIMÉ :
Moteur plein qui s'essouffle tard
Finition très soignée
Guidon droit très bien sur route
Suspension haut-de-gamme facile à régler
Aide au wheeling addictive
ON A MOINS AIMÉ :
Guidon droit compliqué sur circuit
Régulateur de vitesse inactif avant la 3e et sous 46 km/h
Cale-pieds légèrement trop bas pour le circuit
Sélection de vitesse ne peut pas être inversée dans l'état